Texte publié par deux revues du GODF, première version par Humanisme en 2000, la seconde - reproduite ici avec quelques légères modifications, par La Chaîne d'Union n° 39 / 2007.

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L'homme dispose de trois moyens pour appréhender le monde:

  • la pensée rationnelle,
  • la pensée symbolique,
  • la pensée artistique.

Il a élaboré trois familles de langages correspondants. Ces trois types de pensée sont d'égale importance, même si elles n’ont pas le même rôle et ne fonctionnent pas de la même manière, et même si, dans certaines civilisations, l'équilibre entre ces trois modes de pensées est rompu.

1) La pensée rationnelle :

 

Dans notre civilisation, la langue parlée semble plus "naturelle" que le langage symbolique, mieux développée et somme toute suffisante, au point de créer le doute sur l’utilité d’autres langages. Souvent on pense que les mots disposent non seulement de la capacité de désigner, mais ont en plus le pouvoir d’évocation des symboles. De ce fait ils remplaceraient les langages symboliques, au moins en partie. Ce n’est pas le cas, mais pour prouver qu’il s’agit de deux approches mentales différentes, complémentaires et toujours actuelles, il faut commencer par analyser la nature des mots, la mécanique et les fonctions de la langue parlée puis la comparer au langage des symboles et à celui de l’art que nombreux "rationalistes" déconsidèrent en le prenant pour un simple "ornement".

Quand l’homme crée des mots, il procède par abstraction pour pouvoir attribuer un même signe (le même mot) à une famille de phénomènes. Il ne retient que certaines caractéristiques de ces phénomènes et les désigne par un son ou autre signe (hiéroglyphe, geste codifié, "symbole" mathématique etc1) qui est, le plus souvent, tout à fait arbitraire, sans rapport avec ce qu'il désigne.

Ainsi, un seul mot "le végétal" désigne-t-il une incroyable diversité d’objets vivants. Tout ce qui vit sans appartenir à cette catégorie peut être rassemblé sous une autre appellation unique "l’animal". Ces deux ensembles donnent "les êtres vivants" ou "la matière vivante", par opposition à "la matière inanimée". Ces expressions ont des fonctions précises, mais il ne faut pas oublier qu’aucun "végétal", aucun "animal" ou "minéral" n’existent en tant que tels.

Comme je l'ai fait entendre ci-devant, les "mots" peuvent être remplacés par les gestes codifiés de la langue des sourds-muets, hiéroglyphes etc. qui auront les mêmes caractéristiques. Je les englobe dans mes réflexions sur la "langue des mots".

Les mots et autres signes peuvent être arbitraires car il n’est pas indispensable qu’ils évoquent ce qu’ils nomment. Ils peuvent donc être composés de n’importe quel assemblage de sons ou d’autres matériaux. Pourtant, souvent ils imitent, ou insinuent d’une certaine façon, ce qu’ils signifient. Pour les onomatopées, la relation avec leur contenu est évidente, mais elles sont assez rares. D’autres mots semblent évocateurs parce qu’ils ont été crées à partir de termes qui désignaient des phénomènes similaires. C’est plus économe et cela aide la mémorisation. Ainsi le "terrien" est-il celui qui vit sur la "terre", le "mineur" celui qui extrait des "minerais" au fond d’une "mine", le "touriste" celui qui fait un petit "tour" et puis s’en va. Cette accumulation d’associations d’idées leur confère une certaine force d’évocation qui les  rapproche des symboles, sans pour autant les confondre avec eux.

La capacité de regrouper des familles entières de phénomènes sous une et même appellation est la raison d’être des mots et des langues qu’ils constituent.

Certes, les mots peuvent être attribués également à des réalités uniques: ils s’appelleront alors "les noms propres". Mais si chaque être, chaque chose, chaque action devaient porter un nom propre, et rien qu’un nom propre, l’homme pourrait les percevoir, mais pas les mettre en relation avec d'autres réalités, ni communiquer sur eux avec les autres humains. Il ferait de la poésie, mais ne connaîtrait ni la science, ni la philosophie.

Les mots permettent de recenser, rassembler, trier et classer les phénomènes qu’ils désignent puis exprimer leurs relations. Ils permettent aussi de leurs attribuer des valeurs, de les additionner ou de les soustraire et de créer des hiérarchies entre eux. C'est une des façons possibles de "comprendre" l'homme et son monde… Mais attention! S’il peut être fonctionnel de traiter les choses et les êtres comme des entités plus ou moins abstraites, valeurs mathématiques en quelque sorte, cela peut aussi mener à des raisonnements faux qui, retraduits dans la réalité, peuvent s’avérer dangereux.

Si l’on affirme, par exemple, que ce qui est complexe est supérieur à ce qui est simple, on peut en déduire que l’homme vaut mieux que l’alouette. On a déjà sacrifié beaucoup d’êtres à cause de ce genre de raisonnement et, en réduisant de façon draconienne la diversité biologique sur la terre, ou commence à menacer la survie de notre propre espèce.

La langue verbale est régie par des lois grammaticales et par la logique qui, en principe, devraient nous éviter ce genre de faux raisonnements. En même temps, on  peut et on doit comparer tout raisonnement à la réalité "objective", ce qui aussi devrait nous permettre d'éviter ce genre d'erreurs. Mais qu’est-ce que la réalité "objective"? Nous percevons tout par le filtre des mots et passons nos impressions par le tamis de la grammaire et de la logique, tout aussi abstraites, ce qui rend leur lien avec l’expérience vécue assez distendu. De surcroît, la complexité de la grammaire et de la logique rend leur maîtrise difficile. On se perd vite dans les labyrinthes ainsi constitués pour arriver à des conclusions erronées qui peuvent être aussi caricaturales que celle, énoncée au paragraphe précédent.

En se fiant exclusivement à la langue des signes et à la logique qui la régit, on peut prôner des absurdités qui semblent raisonnables, mais sont en fait suicidaires. Par exemple, certains voudraient confier le pouvoir aux hommes choisis uniquement en fonction de leur quotient intellectuel (Q.I.). A première vue, il est tentant de faire gouverner les hommes les plus "intelligents". Cependant, l’intelligence n’est pas tout et, faut-il le rappeler, le Q.I., qui est sensé la mesurer, a été inventé par l'armée américaine pour évaluer certaines, et seulement certaines capacités, notamment la rapidité des décisions? Si les gouvernements devaient être constitués en suivant ce seul critère, le résultat ne pourrait être que mauvais puisque les hommes ainsi choisis ne sauraient prendre en compte toute la complexité des individus, des sociétés, de la terre, de l’univers et n'auraient pas assez de patience pour les étudier… De surcroît, les théories raciales menaçantes de Hitler retrouveraient vite une nouvelle jeunesse.

La langue est le meilleur et le pire disait Esope. Il ne faut pas en attendre plus qu’elle ne peut donner. "Même la plus belle fille ne peut offrir que ce qu'elle a..."  Au fond, les mots ne sont qu’un outil comptable. C’est pour cela qu’ils se prêtent si bien à la transposition en codes informatiques où ils deviennent une suite de "zéro" et de "un", de "oui" et de "non". Ils sont utiles, mais on pourrait les contester avec la même virulence, ou le même mépris que d’aucuns emploient par rapport aux langages des symboles.

Les mots étant arbitraires, les sociétés humaines ont élaboré d’innombrables langues qui, malgré leur diversité, sont  toutes homogènes, faites à partir d’un seul et même matériau. Les mots sont  toujours des sons articulés (ils le restent même quand ils sont écrits), la langue des sourds-muets est composée uniquement de gestes, les "symboles" géométriques sont toujours des dessins (nous devrions dire "signes" géométriques), tous les hiéroglyphes possèdent les mêmes caractéristiques picturales. De surcroît, les langues vocales sont structurées suivant les mêmes schémas et régies par les lois tellement similaires que le linguiste Chomsky suppose l’existence d’une grammaire universelle et héréditaire.

Les langues de signes et les règles qui les gèrent conviennent bien au cerveau humain. En simplifiant et en ordonnant les perceptions des sens, ils lui permettent de saisir le monde d’une certaine manière qui semble correspondre à la structure du cerveau. Ils l’aident à mieux mémoriser les impulsions qu’il reçoit de nos sens. Mais les langues de signes ne sont pas pour autant le seul moyen dont notre cerveau dispose pour traiter ces informations.

 

2) La pensée symbolique et son rapport à la pensée rationnelle:

 

Si les langues de signes regroupent les phénomènes et évaluent les relations entre eux, les langages symboliques appréhendent les champs d'expériences humaines.

Prenons l'exemple du symbolisme maçonnique. Le but de la maçonnerie étant l'initiation de l’individu, son symbolisme retrace tous les cheminements initiatiques de l'antiquité à nos jours2.

Le contenu de chaque champ d'expérience donne la forme à son expression symbolique:

En constatant que l'initiation signifie une refondation de l'individu et la construction de la société, on devinera pourquoi le symbolisme maçonnique se réfère en particulier à l'art des bâtisseurs – ceux des pyramides, du temple de Salomon et des cathédrales chrétiennes.

Si les mots simplifient, trient, classent - et divisent, les symboles rassemblent et ordonnent des expériences éloignées. Ils "réunissent ce qui est épars"...

 

 

Les systèmes symboliques comme celui des francs-maçons englobent des champs d'expériences trop vastes pour pouvoir être exprimés d'une manière exhaustive. Ce n’est d'ailleurs pas leur objectif. Je reviendrai à la question du sens de ces systèmes; en attendant, il faut préciser que leurs outils, les symboles sont toujours ouverts. Ils insinuent plus qu’ils ne définissent.

Si les mots regroupent les phénomènes identiques par certaines caractéristiques, les symboles assemblent les éléments qui peuvent paraître tout à fait disparates. Ils ne se ressemblent pas nécessairement, mais sont liés par une chaîne de causalités.

Ainsi, le mot "temple" regroupe-t-il tous les édifices destinés au culte protestant, tandis que le symbole maçonnique "temple" rappelle d’autres réalités et idées, relatives à l’histoire des civilisations, à la philosophie, à l’architecture, à l’astronomie, à la géométrie, etc. Le symbole "Temple maçonnique" ne fera pas penser au seul lieu des réunions d'un groupe de francs-maçons, mais aussi à la terre, aux religions, à l'organisation des sociétés humaines, etc. etc.

"Ici, tout est symbole" a dit Goethe à propos du Temple maçonnique.

La loge maçonnique est un triple "modèle réduit", celui de l’univers, de l’humanité et de l’homme. Elle est une représentation symbolique de la réalité, image condensée dont chaque élément a le pouvoir d’évoquer d’innombrables autres parties absentes.

J’ai dit que la maçonnerie contenait les cheminements initiatiques de l’humanité depuis ses origines, mais il vaut mieux préciser qu’en fait, par ses symboles, la franc-maçonnerie renvoie surtout aux civilisations européennes et nord-africaines. Elle a évolué en leur sein et les reflète de près. Néanmoins, en l’étudiant, on se rend vite compte que malgré ses origines géographiques occidentales, le modèle maçonnique  inclue aussi de nombreuses références aux expériences et réflexions des peuples d’Asie et des Amériques. Cela démontre que depuis des millénaires, les informations circulent plus qu’on ne le croit, avant l’avion et la cybernétique. Cela laisse aussi supposer que les hommes de tous temps et de tous pays se ressemblent plus que leurs cultures respectives ne le laissent penser. En tout cas, c'est qu'ont voulu  nous signifier les fondateurs de la franc-maçonnerie moderne3.

A la différence du mot dont la forme est arbitraire, le symbole contient certaines caractéristiques des réalités auxquelles il renvoie.

En continuant à utiliser l'exemple précédent, je peux dire que si le mot "temple" n’a rien à voir avec ce qu’il désigne, le symbole "temple" peut être exprimé par des lieux, images ou autres objets qui évoquent un espace sacré.

Si les langues de signes sont homogènes, les langages de symboles peuvent être hétérogènes, composés de matériaux très diversifiés : objets,  mots, représentations graphiques ou sonores, parfois même goûts, parfums, éléments tactiles. Ainsi, lors de l’initiation maçonnique, le récipiendaire boit-il un breuvage amer; pendant la fête de Saint-Jean les francs-maçons brûlent-ils des plantes odorantes; leur attitude appelée "à l’ordre" inclue le geste apaisant de la main posée sur le plexus (l'un des chakra de kundalini-yoga, "point de jonction de canaux d'énergie"), une autre attitude  rappelle l'inquiétant hara-kiri japonais, etc. La diversité, l’hétérogénéité des symboles s’adresse à tous les sens.

En l’occurrence, notre cerveau utilise sa partie gauche pour travailler les informations fournies par les langues de signes, tandis que l’apport des sens (et sans doute aussi les contributions de l'art) est (sont) traité(s) par sa partie droite. Il semble que chez les hommes (dans le sens "mâles"), en particulier ceux qui étudient, organisent et dirigent, la partie gauche du cerveau soit développée plus que la droite. En utilisant des images, le symbolisme s’adresse à la partie droite du cerveau et permet ainsi de rétablir l’équilibre entre le verbe et la logique, d’une part, et les sentiments, les associations d’idées et l’intuition, d’autre part. Est-ce la raison de la renaissance de la maçonnerie en Europe au Siècle des Lumières et de l'intérêt que lui portaient, en particulier, les scientifiques de l'époque?4.

 

quemeLes mots ne sont pas universels et ils naissent, vieillissent, puis meurent. Par contre, les symboles passent de civilisation en civilisation sans aucun souci de chronologie ou de géographie. Les mots sont localisés dans le temps et l’espace, tandis que les symboles sont intemporels et universels. Ils représentent un puissant "espéranto spirituel". Bien sûr, aucune création humaine n’étant éternelle, les symboles périssent, eux aussi. Mais si parfois ils s’éteignent avec la communauté qui les utilisait, plus souvent ils disparaissent d’une manière paradoxale: ils perdent leur qualité de symbole quand ils ont acquis une signification déterminée qui peut être entièrement exprimée par des mots, c’est-à-dire après s’être transformés en signes.

Est-ce l’une des raisons de la suppression de la référence au Grand architecte de l'univers dans les rituels du GODF à la fin du XIXe siècle?

A cette époque, cette expression est devenue un synonyme de Dieu chrétien. Elle a donc perdu sa force d’ouverture. Un siècle plus tard, les églises ont pris le chemin de l’œcuménisme et, comme par hasard, les rituels qui continuent à se référer au Grand architecte admettent de nouveau sa compréhension partiellement indéterminée. Aujourd’hui, le Grand architecte peut être Dieu, Jéhovah, Mahomet, Bouddha ou tout autre principe qui exprime la foi en une  source unique de l’univers. Cette "source" n’est plus définie avec dogmatisme et, de ce fait, le symbole du Grand architecte pourrait éventuellement redevenir acceptable même aux obédiences "laïques".

Ceci étant, la science actuelle évoque de nouvelles hypothèses suivant lesquelles l’univers aurait non plus une source, mais plusieurs. Par rapport à cela, le Grand architecte devrait donc inclure les croyances polythéistes. Les francs-maçons traditionalistes seraient-ils capables de franchir ce pas?

Si les mots se composent en entités plus complexes en suivant les lois abstraites, mais définies et tendent vers la précision, vers un sens unique, les symboles se regroupent librement et cherchent à susciter des associations d’idées sans limites.

 

Les lois grammaticales sont en évolution permanente, tandis que l’assemblage, l'ordonnancement et la lecture des symboles sont régis par des rituels ancestraux qui ne changent que lentement.

 

Tout cela explique que s’il n’est pas évident d’apprendre une langue tout seul, sans jamais parler avec quelqu’un qui la maîtrise, il est encore plus difficile, sinon impossible, d’assimiler un système de symboles en dehors de la communauté dont il est issu et qui s’en sert. C'est pourquoi il est impossible de comprendre la franc-maçonnerie uniquement en lisant des livres.

En ce qui concerne les mots, il est assez facile de décider s’ils appartiennent à une langue donnée ou non, donc chercher à les mémoriser ou, au contraire, ne pas leur prêter attention. Même si elles sont en constante évolution, les langues contiennent un nombre de mots déterminé qui peuvent être réunis dans des dictionnaires. Et la grammaire est une somme de règles définies qui peuvent être apprises.

Les symboles, eux, sont hétérogènes et leur nombre est illimité. Tout peut devenir symbole dans n’importe quel langage symbolique. Le même "objet" peut servir de symbole à plusieurs systèmes. De surcroît, les symboles s’adressent à tous nos sens et il ne suffit donc pas de les décrire. Enfin aucune "grammaire" n’existe pour les langages symboliques.

Ricouard a dit que si les symboles ne pouvaient pas être entièrement décrits et ainsi transmis à d'autres, ils étaient néanmoins le bien commun et indivisible du groupe qui les utilise. Voilà d’où vient une bonne partie de ce qu’on appelle le "secret maçonnique"…

En favorisant la pensée intuitive, les symboles facilitent le dépassement des limites personnelles, sociales, présentes ou passées et autorisent l'impression de comprendre ce qui est commun à tous les hommes et à toutes les civilisations.

En permettant d'avoir constamment à l'esprit toute l'évolution de l'humanité et de l'univers, le symbolisme offre la sensation éblouissante de pouvoir tout connaître, comprendre et maîtriser. Ainsi les langages symboliques font-ils croire à l’existence de la "vérité" absolue et encouragent sa recherche. Et ils rassurent, enivrent et euphorisent au point de créer parfois la sensation d’illumination, de révélation, de "satori". Ce n’est pas pour rien que toutes les religions qui utilisent des symboles, aussi bien que les sociétés initiatiques tendent vers la lumière.

Tout cela est éminemment utile sur le plan personnel, autant qu’au niveau de la société. L'humanité ayant déjà expérimenté dans sa "chair" une somme presque illimitée de façons de vivre, ses connaissances, accumulées à travers les époques et civilisations, contiennent des solutions à la très grande majorité de nos problèmes à nous. Grâce à la traduction de ces connaissances dans un langage symbolique, on dégage des canevas de l’expérience de nos ancêtres, puis on remplit ces "canevas" avec nos propres vies. Cela permet de mieux supporter leurs caprices, d’imaginer plus facilement le cheminement de notre destin – et sans doute de l’influencer. Encore faut-il pouvoir ordonner   cette masse de connaissances qui, sans cela, deviendrait vite angoissante. Il faut aussi pouvoir la stoker dans notre mémoire.

Le symbole est un excellent aide-mémoire. Comme il ne requiert pas de mémorisation de tout le contenu des symboles, il occupe peu de place dans le cerveau, mais grâce à sa nature il renvoie à un nombre élevé de représentations mentales. En s’adressant à tous nos sens le système symbolique fonctionne en trois dimensions. Ses évocations sont bien plus vastes que celles des mots. Ainsi un symbole permet-il de mettre côte à côte des perceptions, sensations, impressions, connaissances passées et présentes, concrètes et abstraites, proches ou dispersées qui ne se rencontreraient pas autrement. Toujours cette volonté de "réunir ce qui est épars"...  Et il permet de les ordonner d’une autre manière que celles des langues de signes avec leur syntaxe et logique.

La mémorisation par moyen de symboles est en grande partie virtuelle. Les symboles permettent d’établir des liens entre tout ce que l’homme connaît, peut-être entre tout ce qui existe à travers l’espace et le temps, mais la connaissance de la très grande majorité de ces relations n’est que potentielle. Cela suffit pour avoir l’intuition de l’unité de l’univers, de l’interdépendance des êtres, de la fraternité nécessaire des hommes. Cela aide aussi à admettre la relativité des vérités qui ont été découvertes grâce à la pensée rationnelle.

Les symboles sont les pièces d’un puzzle. Leurs significations se découvrent à partir de l’expérience de tout un chacun, avec l’aide de la communauté dont ils relèvent et de ses rituels. La difficulté de la lecture des symboles est le prix à payer pour pouvoir embrasser à la fois l’individu, l’humanité et l’univers dans leurs ensembles temporels et spatiaux.

La force des symboles est directement proportionnelle aux connaissances de celui qui les médite. C’est pour cela que l’on peut dire qu’en "observant un symbole, on contemple sa propre trajectoire". Grâce aux symboles, on peut revoir son propre passé et ses racines, puis revenir vers le présent en comprenant mieux qui on est. En partant de soi-même, on avance vers les autres.

La compréhension des symboles se construit et chaque communauté, chacun de ses membres doivent les traiter de façon créative. Nous sommes dans le domaine de l'art - de l'Art royal... En cheminant dans un monde des symboles, l’homme va du simple au compliqué, du présent au passé, du personnel vers le général – ou inversement.

Cette nécessité de construire son propre langage symbolique, en rattachant ce que l’on sait à ce que l’on pressent, en érigeant patiemment, pierre après pierre, sa pyramide de connaissances, est peut-être une autre réponse à la question de savoir pourquoi le langage maçonnique comporte tant de références au métier des bâtisseurs.

Le caractère ouvert des symboles et l'impossibilité de découvrir leur sens en dehors de la communauté dont ils sont issus correspondent à la métaphore, attachée au mot "symbole", "sumboleum" sous sa forme originale grecque. Ce mot désignait au départ une pierre cassée en deux qui permettait aux membres de la même tribu de se reconnaître, même s’ils s’étaient perdus de vue depuis de longues années, et même s’ils ne s’étaient encore jamais rencontrés. En se (re)trouvant, ils rapprochaient les deux parties du "sumboleum" et si elles s’emboîtaient à la perfection, la preuve de l’appartenance commune était faite.

L’emboîtement de ces deux morceaux de pierre insinuait que le même "emboîtement" de leurs porteurs était possible. Les langages symboliques procèdent de la même façon en permettant aux hommes de se reconnaître malgré la diversité de leurs êtres, conditions de vie et cultures. Ce n’est pas pour rien que les sociétés initiatiques se constituent par cooptation. Ces sociétés se forment suivant le dicton "ce qui se ressemble, s’assemble".

La moitié du symbole que l’on possède  permet de chercher la deuxième moitié - ou les autres "moitiés" puisque, en fait, chaque "moitié" du symbole s’emboîte parfaitement à plusieurs autres.

A première vue, cette affirmation est un non sens. En mathématiques et en géométrie, une moitié ne peut pas avoir plusieurs autres moitiés. Cependant, la pierre cassée en deux pour devenir un "sumboleum" provenait d’une autre pierre plus grande qui elle-même avait été une partie d’une autre pierre encore plus grosse. Les deux parties du sumboleum s’assemblaient par la facette fraîchement apparue, mais comme chacune des parties était en trois dimensions, elles pouvaient se rattacher à de nombreuses autres pierres, jusqu’à l’infini. Réunir ce qui est épars...

A propos: Si le mot peut être "révélé", le symbole ne le peut. En maçonnerie, le "mot"- qui est un symbole, comme toute chose en maçonnerie - est perdu et chaque génération, chaque frère doit retrouver le sien. Si le "mot" dans le sens "signe" peut se transformer en dogme, le symbole ne le peut pas, car son sens ne peut pas être figé. Le symbolisme maçonnique est une excellente arme contre toute tentation totalitaire…

Je plaide pour les symboles tout en sachant qu’ils ne sont qu’un outil. Ils sont le doigt qui permet de montrer la lune. Ne jamais oublier le proverbe chinois: "Quand on lui montre la lune, l'idiot regarde le doigt." Mais inversement, nous avons bien besoin du doigt pour la montrer. Ne pas mépriser le doigt.

Après avoir exprimé cette opinion enthousiaste au sujet des langages symboliques j’aimerais tout de même formuler un avertissement :

Les symboles renvoyant uniquement au passé, leur utilisation crée un risque, celui du conservatisme systématique, figé, qui, lui, peut être dogmatique. Ainsi le caractère immuable des rituels maçonniques suscite-t-il parfois méfiance, éveille des craintes et provoque des polémiques. L’ancrage dans le passé est rassurant, utile et enrichissant mais, pour que le rituel joue pleinement son rôle, il doit trouver un contrepoids dans la recherche de nouveaux projets individuels et sociaux.

Le rapport du Convent du GODF, daté du 2 septembre 1992, consacré au symbolisme maçonnique, dit à ce propos: Le symbolisme demeure un outil permettant l’élévation de l’esprit. Il ouvre une fenêtre vers une autre dimension de la réalité. Il est une manière d’exprimer l’indicible, ou plutôt de l’approcher. Il est le langage de la mémoire de l'humanité.

Les trois premiers "degrés symboliques" des francs-maçons résument la totalité du territoire maçonnique. De là peuvent ensuite dériver d'autres systèmes complémentant ces trois degrés et approfondissant  les réflexions sur la métaphysique, l'organisation de la société ou sur l'art de gouverner (ce qui nous ramène à l'Art royal au sens littéral - verbal - du terme). La maçonnerie "bleue" contient toute la maçonnerie, cependant ses "hauts grades" (en anglais "sides degrees", grades parallèles) permettent la "spécialisation", l'orientation à tel ou autre de ses aspects.

La franc-maçonnerie n’est qu’une puissance symbolique mais, grâce à l’utilisation originale des symboles, fondée sur l’expérience millénaire, elle dispose d'une puissance incontestable.

 

3) La pensée artistique

L’art aide l'artiste à s’extérioriser, lui permettant ainsi de "s’objectiver", de créer un reflet de lui-même (sous forme de tableau, poème, musique, pièce de théâtre) qu’il peut observer. Cela correspond à un besoin humain profond et peut agir comme une sorte d’auto-thérapie efficace.

Sa création permet à l'artiste de se situer par rapport aux autres. Les matériaux que l’artiste utilise ont une signification personnelle, difficile à saisir entièrement par quelqu'un d'autre mais, les hommes se ressemblant malgré leurs différences, tous peuvent revivre, par résonnance, son œuvre comme une expression de leur propre personnalité. Ainsi, l'oeuvre leur fait-il comprendre que l'artiste est comme eux et inversement.

L'artiste crée pour lui-même, mais en mettant son œuvre à la disposition du public il voit comment les autres le perçoivent et se rapproche d'eux. Il peut alors tenter d'infléchir leur attitude vis à vis de lui.

L'art permet de s’accepter et de se faire accepter par les autres et de leur faire de s'accepter mutuellement, même s’ils sont tous uniques, étrangers, donc plus ou moins inquiétants. "La musique adoucit les mœurs".

L’art nous fait découvrir, ou redécouvrir toutes les facettes du potentiel humain, se les réapproprier en "vibrant" avec l’oeuvre de l’artiste et ainsi les maintenir disponibles - comme, sur un autre plan, le sport nous aide à entretenir nos capacités musculaires et autres qui ne sont pas assez, ou plus du tout utilisées dans notre vie quotidienne, mais dont nous pourrions avoir de nouveau besoin si nos conditions de vie changaient.

Enfin, l’art nous permet de  tester si la société est prête à tolérer certains comportements, refusés dans une situation, bannis comme aberrants, puis oubliés, mais qui peuvent s’avérer utiles dans une autre.

Par exemple, la pudeur, et même l'hypocrisie sexuelle peuvent être fonctionnels si la fécondité dépasse les possibilités de nourrir les enfants. Et, au contraire, en cas d'une baisse de natalité l’art sera le premier à être utilisé pour encourager toute expression du désir érotique. En temps de paix, l'agressivité doit être freinée, mais encouragée en cas de guerre, etc.

L’art contribue aux changements à venir dès que les artistes, le public, les dirigeants décèlent leur imminence. Aucune instance ne saurait décider si la société est prête à assumer de tels bouleversements de comportements et aucun décret n’arriverait à les imposer. L'art qui est à la fois soupape de sécurité des instincts brimés et messager de nouvelles relations entre les hommes, peut être catalyseur de tels évolutions.

L'art aide à maintenir l'adaptabilité de l'homme.

Malgré son caractère personnel, l'utilité sociale de l'art est indéniable.

Conclusion:

Les langages artistiques dont le rôle est d'exprimer et de préserver la richesse humaine dans toute sa diversité, assurent la communication entre les individus, du créateur et de son public.  flecheD

L'art aide l’individu à s’accepter, à s’harmoniser avec son groupe tout en préservant sa particularité. Il contribue à maintenir tout le capital de l’évolution de l'homme à travers les âges, condition de son adaptabilité présente et future aux circonstances changeantes de la vie. A ce titre l’individualisme artistique doit être préservé comme la biodiversité.

Les langages symboliques offrent à l'individu l'expérience collective. flecheG

Ils lui permettentde faire fondre l'expérience de sa communauté dans son athanor personnel et de la transmuter en son vécu propre. De ce fait, il se rapproche de "l'être collectif" de son groupe, et en même temps contribue à développer ce dernier par sa particularité. Au lieu de m’appauvrir, ta différence m’enrichit, mon frère. 5

Les langues des signes sont des moyens d'échanges entre les individus et les groupes. flecheDflecheG

En utilisant les langues des signes, l'homme n’exprime qu’une partie de son vécu, celle qui correspond à l'expérience commune et peut être traduite dans le système d'abstractions qui en est issu. Par ce biais, l'homme s’exprime comme parcelle de la communauté avec laquelle il communique. Ainsi renforce-t-il les autres et augmente sa propre force, son efficacité.

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Aucune de ces langues ne suffit à elle seule pour appréhender et exprimer toutes les facettes de l’homme, ni de la société. L'art est fondamental pour l'individu, les langues rationnelles permettent d'organiser la vie de la cité et rendent possibles les sciences, les symboles aident à construire l'humanité.

Cependant, il n’y a pas de frontières infranchissables entre elles. Malgré leurs particularités elles sont complémentaires, et cette complémentarité est joliment illustrée par le fait que ces trois types de langues sont bâtis avec les mêmes matériaux, même s'ils sont utilisés différemment.

Notre société occidentale privilégie le langage des signes et impose sa prédominance à la planète entière au nom de la productivité. Cela a sûrement sa raison d’être, mais c’est une démarche risquée. Il n’y a aucune raison de contester l'utilité du symbolisme et nous devrions nous servir beaucoup plus de l'art.

Peter Bu

 

 


Notes
1Le terme "symbole" n’est pas approprié quand on parle des signes mathématiques.

2L'initiation, c’est à dire les rites facilitant le passage de l'enfance à l'état d'adulte, le voyage d'un monde dont l'individu est le centre à un univers sans limites où il se découvre comme parcelle des ensembles plus vastes, existent dans toutes les civilisations. Ils permettent de déterminer la place de chacun, de fixer les règles de la société et d'assurer leur respect. Les formes de ces rites sont différentes, mais leur contenu est très ressemblant.

3Pour s’en convaincre, lire par exemple  Samuel Noah Kramer L’histoire commence à Summer (édition Flammarion, Paris, 1994, en anglais History Begins at Sumer).

4La perte de l'équilibre entre les deux parties de notre cerveau se paie très cher, peut-être trop cher. Je ne peux pas expliquer ici pourquoi je le pense, mais il me semble qu’à cause de ce déséquilibre l'Occident est en train de menacer l'existence même de la vie sur la terre. Et ce n’est sans doute pas un hasard si la narcomanie atteint des sommets dans les pays industrialisés.

Un autre symptôme, plus cocasse, mais pas moins dangereux: en France de l’an 2000 il y a eu 50000 voyants et 3800 prêtres recensés, ce qui était à comparer à 70000 médecins en exercice… !

5Citation approximative de la célèbre maxime du «frère maçon» Saint-Exupéry.

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J'ai effacé toute cette pollution et ne publierai plus aucun commentaire de ce type.

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